Réforme des retraites: L’acte cinquième un dernier avertissement avant la paralysie du pays
Avec des manifestants moins nombreux mais toujours déterminés, les syndicats ont mobilisé jeudi pour la cinquième fois contre le projet de réforme des retraites, souhaitant maintenir la pression sur des députés qui n’ont plus beaucoup d’espoir de pouvoir débattre de l’âge légal avant vendredi minuit.
Ils ne sont pas encore sur le marché du travail et pourtant les étudiants manifestent aux côtés des travailleurs contre la réforme des retraites.
La cinquième journée de manifestation contre la réforme des retraites, jeudi 16 février, a réuni 440 000 personnes dans la rue, d’après le ministère de l’Intérieur. Un chiffre en nette baisse par rapport aux quatre premières journées du mouvement, qui avaient rassemblé entre 757 000 et 1,3 million de manifestants, toujours selon le ministère de l’Intérieur. De son côté, la CGT a dénombré 1,3 million de manifestants en France, soit la mobilisation la plus faible depuis le début du mouvement social le 19 janvier.
Les grèves reconductibles pour “passer à un stade supérieur”
“Le 16 février est une étape, un dernier avertissement pour le gouvernement, résume Dominique Corona, secrétaire général adjoint de l’Unsa. On a été assez responsables, et on l’est toujours, mais il faut que le gouvernement entende qu’il faut remettre l’ouvrage sur le métier.” Sans quoi, l’intersyndicale compte bien “mettre la France à l’arrêt” le 7 mars. Ce jour-là, “on bloque tout, tout doit s’arrêter partout”, a appuyé Jean-Luc Mélenchon, fondateur de La France insoumise, dans le cortège de Montpellier, jeudi. “L’objectif est d’avoir vraiment un pays à l’arrêt, avec un maximum de personnes qui ne vont pas travailler (…) dans tous les secteurs. On veut avoir l’ensemble de la population avec nous, les commerçants qui tirent le rideau même une heure ou deux”, détaille Cyril Chabanier.
Perturbations limitées dans les transports
Les dirigeants des huit principaux syndicats français avaient décidé de manifester à Albi pour « braquer le projecteur » sur cette France des villes moyennes très mobilisées, selon le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger.
« Le mécontentement, la détermination et la combativité sont intacts », a-t-il assuré avant le départ de la manifestation, qui a réuni 10.000 personnes selon la préfecture et 50.000 selon les syndicats – autant que le nombre d’habitants de cette ville. « Les élus ne peuvent pas être indifférents quand il y a autant de monde dans la rue », a déclaré son homologue de la CGT, Philippe Martinez.
D’autres actions sont déjà prévues le lendemain, journée internationale des droits des femmes. Et alors que quelques lycées sont bloqués et des sites universitaires fermés, les principales organisations de jeunesse ont aussi annoncé une journée de mobilisation le 9 mars. De quoi donner des envies de grèves reconductibles. Les syndicats de la RATP y ont déjà appelé, ainsi que la CGT éboueurs, à partir du 7 mars. Si ce n’est pour l’instant pas le cas de l’intersyndicale, certaines confédérations comme Solidaires y sont favorables.
D’ici là, Philippe Martinez promet “d’autres initiatives”, pour “que la mobilisation continue à s’exprimer, y compris dans une période de congés scolaires”.
“Le contrat social est ébranlé”
“Les travailleurs se sentent lésés par un système qui n’a pas tenu ses promesses, analyse Hugo Touzet. Si on regarde la répartition des richesses produites depuis 1980, on voit que la part prise par les revenus du capital, c’est-à-dire des actionnaires, augmente de plus en plus au détriment des revenus du travail, c’est-à-dire des salaires. Et ce, alors que la productivité a augmenté et que les droits sociaux reculent. Le contrat social passé à la fin de la Seconde Guerre mondiale entre l’État, les travailleurs et les employeurs est ébranlé.”
Dans les manifestations, les jeunes sont nombreux aux côtés des travailleurs à protester contre la réforme.
“Ça va toucher les étudiants et surtout les personnes les plus précaires. Et pour une femme, c’est vraiment important de se mobiliser sur cette réforme qui va précariser l’ensemble des femmes”.
D’autant plus que l’entrée sur le marché du travail est de plus en plus compliquée pour les jeunes, comme pour une femme… Pourtant, trouver un emploi stable et qui correspond à notre niveau de qualification c’est aux alentours de 27 ans.
Focalisé sur le plein emploi, objectif n°1 de son second mandat, Emmanuel Macron semble ainsi aller à contre-courant des aspirations d’une grande partie de la population.
Car cette aspiration à un travail qui a du sens et laissant la place aux autres aspects de la vie est renforcée encore par la conscience du dérèglement climatique. Face à l’imminence d’un bouleversement majeur, le “travailler plus pour gagner – et produire – plus” parait ainsi de plus en plus anachronique à de nombreux manifestants.
Les départements redoutent une explosion du RSA
Les départements ont voté contre le projet de loi sur les retraites lors du conseil de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA).
En effet, si le recul de l’âge légal de départ en retraite permet de faire des économies sur les finances publiques, il devrait induire en parallèle une augmentation d’autres dépenses sociales, notamment de RSA.
C’est la raison pour laquelle les représentants des départements – de gauche comme de droite – ont voté contre le PLFRSS pour 2023 lors du conseil de la CNSA, le 3 février 2023.
La Drees dénombre 1,4 million de personnes âgées de 53 à 69 ans qui ne perçoivent ni revenu d’activité ni pension de retraite.
Ont regretté « la brutalité et l’injustice sociale » de cette réforme qui va « faire porter l’équilibre du régime sur les personnes qui sont au porte de la retraite, c’est-à-dire les salariés seniors dont 40% ne sont déjà plus en emploi ».
Les départements sont convaincus que la réforme des retraites mais aussi celle de l’assurance-chômage « auront des impacts sociaux ; notamment sur l’évolution du nombre d’allocataires du RSA de plus de 50 ans dont les perspectives de retour à l’emploi demeurent minces puisque ces politiques de fragilisation sociale ne s’accompagnent pas d’une réforme de l’emploi des seniors et de dispositions insuffisantes en matière de pénibilité ».
D’après une étude de la Drees d’octobre 2016, la réforme de 2010 avait entrainé entre 125 000 et 150 000 bénéficiaires supplémentaires d’une pension d’invalidité entre 60 et 62 ans, et environ 80 000 allocataires supplémentaires de l’un des trois principaux minima sociaux, dont le RSA.
Concernant la réforme actuelle d’Élisabeth Borne, les prévisions sont plus optimistes. La Drees estime que l’effet sur le RSA sera « globalement assez faible ». Dans une note adressée au Conseil d’orientation des retraites, elle l’évalue à environ 150 millions d’euros pour un passage de 62 à 64 ans, soit 30 000 allocataires supplémentaires par an. Elle souligne que pour cette réforme les conséquences seront «concentrée sur les personnes de 62 et 63 ans».
La Drees justifie son estimation par l’absence de diminution très importante du nombre de bénéficiaires du RSA autour de l’âge d’ouverture des droits à la retraite. « Les bénéficiaires du RSA ont souvent des carrières incomplètes et donc ils prennent déjà leur retraite plus tard vers 67 ans, le seuil pour obtenir le taux plein ».
Et il ajoute que certains pourront se faire reconnaître inapte au travail et donc ne seront pas concernés dans ce cas par le décalage de l’âge légal. “Parmi l’ensemble des retraités de la génération 1950, 7% de retraités sont partis au titre de l'(ex-)invalidité, et 8% sont partis au titre de l’inaptitude au travail”.
Mais les départements ne sont pas pour autant sorti d’affaire car le recul de l’âge légal devrait aussi entraîner une hausse du taux de chômage entre 0,2% et 0,9% à horizon 5 ans selon une modélisation macroéconomique construite par l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Or avec la réduction de 25% de la durée d’indemnisation des demandeurs d’emploi dans le cadre de la réforme de l’assurance chômage entrée en application le 1er février 2023, certains chômeurs pourraient rapidement se retrouver au RSA. « En théorie on s’attend à ce qu’il y ait un peu moins de gens au chômage et un peu plus au RSA ».
L’autre conséquence possible pour les finances des départements est plus lointaine. Elle concerne les aidants des personnes âgées dépendantes. « Il est possible que des personnes qui pourraient être aidantes soient beaucoup moins disponibles pour aider leur parent dépendant à cause de la réforme des retraites et donc sollicitent davantage l’Allocation personnalisée d’autonomie avant la retraite ». Ce risque est toutefois « très indirect » pour les finances des départements.
“Loin d’être seulement une question technique, la réforme des retraites porte un projet de société, et les manifestants l’ont bien compris. En affaiblissant la protection sociale comme les droits au chômage ou la retraite, la stratégie du gouvernement est de désengager l’État et d’individualiser ce qui était jusque-là organisé par la collectivité. Ils présentent ce recul comme une nécessité. C’est contre cela que la mobilisation est très forte aujourd’hui.”